LES CHEMINS DU FLAMENCO
L'origine du flamenco est
controversée. On a voulu y trouver des éléments
byzantins provenant de l'Église espagnole primitive,
des influences arabes ou juives datant du moyen âge,
et surtout la marque d'un art qui serait venu d'Orient avec
les Gitans, qui pénétrèrent en Espagne
dès 1447. Ce qui est sûr, c'est que, quels
qu'en soient les ingrédients, le flamenco est une
synthèse unique, forgée au cours des siècles
sur le sol andalou par un peuple déterminé
à transcender sa misère au moyen de la musique
et de la danse.
Il semble que le flamenco
n'ait pas été formalisé avant le début
du XIXe siècle; il se chantait le plus souvent dans
la rue, sur les lieux de travail et lors des fêtes
religieuses et populaires. Ce n'est qu'en 1842 qu'a été
créé à Séville le premier café
cantante. Ce type d'établissement allait rapidement
se répandre en Andalousie, suscitant à la
fois la professionnalisation du flamenco et la prise de
conscience de l'existence de cet art de la part des classes
intellectuelles et bourgeoises. Il était à
cette époque développé en majorité
par des Gitans, mais à partir d'un fond traditionnel
commun au peuple andalou. A mesure qu'il se répandait
hors de ses limites ancestrales, le flamenco allait se commercialiser
de plus en plus : des théâtres montaient des
spectacles se réclamant d'un flamenco pas toujours
du meilleur goût, contribuant à forger l'image
stéréotypée de la danseuse espagnole
aux cheveux de jais, aux yeux de braise et à la longue
robe à pois, tourbillonnant au rythme de ses castagnettes.
La fascination exercée
par le flamenco allait être une épée
à double tranchant. En même temps qu'il touchait
une audience de plus en plus large, il tendait à
se réduire à une sorte d'exhibition folklorique
de cabaret, exclusivement destinée à la consommation
d'un public non averti. Par là même, il provoquait
le rejet des Espagnols et des Andalous eux-mêmes,
qui le considéraient comme une expression vulgaire
à laquelle ils ne s'identifiaient pas. Tout ceci
suscita inévitablement le déclin qualitatif
d'un certain flamenco.
Pourtant, en marge de ce
courant commercial, le flamenco puro n'a jamais cessé
de vivre et de vibrer dans l'âme des Andalous, gitans
et payos. Dans les réunions familiales et les peñas
des villes et des villages, des groupes de passionnés,
d'aficionados, ont ainsi perpétué l'art du
cante, de la guitarra et du baile en marge de toute visée
mercantile. C'est dans ce contexte, beaucoup plus évidemment
que dans les tablaos pour touristes, que le flamenco a développé
l'intensité émotionnelle et le pouvoir incantatoire
qui lui sont propres et qu'il a conservés.
En 1922, le premier concours
de cante jondo organisé à Grenade contribua
à lui conférer ses lettres de noblesse. Prôné
par des artistes et des intellectuels de premier plan comme
Manuel de Falla et Federico García Lorca, le véritable
flamenco rencontra alors une reconnaissance officielle.
Celle-ci fut confirmée par le talent de quelques
artistes exceptionnels qui font aujourd'hui figure de "classiques",
parmi lesquels on peut citer Don Antonio Chacón,
Manolo Caracol, la Niña de los Peines ou Antonio
Mairena pour le chant; Ramón Montoya, Sabicas ou
Niño Ricardo pour la guitare; la Macarrona, la Argentina
ou Carmen Amaya pour la danse.
Basé sur une synthèse
unique entre le contour modal du chant, l'aspect tonal de
l'accompagnement guitaristique et la rythmique complexe
fournie par la guitare, les palmas et, le cas échéant,
le jeu de pieds (taconeo) du danseur ou de la danseuse,
le flamenco possède tout un corpus de formes "canoniques".
La plupart sont à l'origine liées à
une région d'Andalousie (par exemple les tarantas
du Levante, les granaínas de Grenade, les malagueñas
de Málaga ou les rondeñas de Ronda), à
un contexte religieux (comme les saetas de la Semaine sainte
ou les villancicos flamencos de Noël, sans parler des
misas flamencas récemment introduites) ou socio-professionnel
(les martinetes de la forge, les mirabrás du marché
aux légumes ou les carceleras des prisons). Il existe
aussi les chants dits de ida y vuelta ("d'aller et retour")
originaires d'Amérique latine et réintégrés
au répertoire flamenco, tels que la colombiana, la
milonga argentine, ou la rumba et la güajira cubaines.
Mais les formes (palos) les plus importantes (soleares,
siguiriyas, bulerías, alegrías, fandangos,
tientos et tangos, etc.) sont du domaine commun; chaque
artiste se doit de les posséder et, dans la mesure
de son talent, d'en développer sa propre version,
souvent identifiable par un "air" (aire) particulier qui,
le cas échéant, fera école.
Jamais figée dans
son expression, l'interprétation du flamenco n'a
cessé d'évoluer, tout en demeurant fidèle
aux structures de base reconnues par interprètes
et aficionados. Chaque génération a ainsi
contribué à l'enrichir et à la renouveler,
lui imprimant la marque de sa créativité et
des influences propres à son époque. Il est
par exemple évident que des interprètes comme
Paco de Lucía pour la guitare, Camarón de
la Isla pour le chant, ou Antonio Gades et Cristina Hoyos
pour la danse, ont marqué la période récente
de leur sceau, à tel point que tout artiste contemporain
se doit, d'une certaine manière, de situer sa démarche
par rapport à la leur. Le flamenco apparaît
ainsi comme un grand art, à la fois ancré
dans une réalité socio-historique forte et
ouvert à tous les défis du monde contemporain.
Laurent
Aubert
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